Science et Religion

P. Razvan Ionescu, Faut-il parler d’une bioéthique orthodoxe ?

Bioéthique et théologie. Faut-il parler d’une bioéthique orthodoxe ?

On peut facilement constater combien la bioéthique, comme cadre de débat, a pu constituer depuis quelques décennies un lieu propice à une réflexion commune pour les théologiens de divers horizons et les représentants des différents champs du savoir scientifique ou philosophique. Nous comprenons ainsi l’enthousiasme de certains qui n’hésitent pas aujourd’hui à attribuer à la bioéthique la vertu d’une « science de frontière », capable d’une médiation entre deux modes différents d’investigation du monde, celui des sciences et celui de la théologie.[1] La bioéthique, en faisant intervenir des acteurs provenant d’horizons de compétences différents tels que biologistes, généticiens, philosophes, juristes, sociologues, et d’autres encore, sur un projet de réflexion et de dialogue avec les théologiens[2], encourage d’une façon concrète la rencontre publique entre les discours d’ordre éthique, moral, philosophique, scientifique et théologique, et nous percevons ceci comme un signe du dépassement de l’idéologie scientiste[3].

La réflexion bioéthique se veut le resultat d’une analyse pluridisciplinaire, dont la rigueur évoque en général celle d’une démarche scientifique. Cette exigence est compréhensible si nous tenons compte des habitudes professionnelles des scientifiques. La bioéthique relève pour eux d’une science qui s’occupe de valeurs morales[4] ou d’un champ de recherche philosophique, dans lesquels on intervient avec le formalisme propre à la réflexion éthique, engendrant ainsi des repères d’ordre descriptif ou prescriptif régissant le comportement des professionnels des sciences de la vie. Par sa méthode, par ses concepts et ses principes, la bioéthique veut appartenir, au moins dans son intention première, à une démarche d’ordre philosophique (en tant que branche de l’éthique), voire scientifique.

Quels rapports peut-on par conséquent imaginer entre bioéthique et théologie? Peut-on parler, et dans quelles conditions, d’une « bioéthique orthodoxe » [5] ?

Dans le monde chrétien, observe le professeur de théologie Constantin B. Scoutéris, et surtout dans la pensée des Pères grecs, les termes « ethos » et « éthique » désignaient le mode de vie chrétien faisant référence à la « nouvelle conduite que projette et manifeste l'Eglise du Christ ». [6] Mystère du Royaume de Dieu descendu sur la terre par l’Incarnation du Fils de Dieu et la puissance de l’Esprit Saint, l’Eglise propose un savoir-vivre dont le but principal est l’« acquisition » de l’Esprit, agissant en nous comme prémices de la vie éternelle. Par conséquent, nous ne pouvons aucunement circonscrire cette « éthique » théologique, ancrée dans la Révélation, à une démarche strictement humaine, car le but de la vie chrétienne, comparé à tout autre système moral ou éthique, procède d’une exigence beaucoup plus profonde, touchant, comme le dit clairement le prêtre orthodoxe Michel Evdokimov, à « la racine de l’être et au sens de la destinée ». Il s’agit « de la transformation de la personne par les énergies vivifiantes de l’Esprit divin ».[7] L’« éthique » divino-humaine de l’Eglise, loin de se laisser circonscrire aux compétences humaines, cible un horizon eschatologique :

« La vie chrétienne ne se résume pas à une série de préceptes moraux, mais aboutit à une transformation ontologique de la personne, promise à une transformation future dont les prémices irradient sur les visages des saints peints sur les icônes ». [8]

Conscients du fait que les enjeux de la vie ecclésiale sont d’ordre spirituel, et de ce que la bioéthique se veut une initiative d’ordre philosophique (voire scientifique pour certains), une « bioéthique orthodoxe » en tant que réflexion philosophique d’ordre religieux[9] peut être légitime, mais, à notre avis, non pas suffisante. La vie ecclésiale génère une « éthique » propre, divino-humaine, et c’est surtout la notion de « bioéthique orthodoxe » en tant que branche de celle-ci qui nous interesse. L’idéal de la « bioéthique orthodoxe » serait d’ordre existentiel et non pas philosophique. Plus qu’une réflexion, elle devrait proposer des moyens d’agir selon les critères propres à la vie écclesiale. Elle devrait relever d’une pneumatologie appliquée, ce qui se traduirait dans la pratique par une proposition d’évaluation spirituelle des conduites humaines, afin d’apprécier si les décisions prises nous approchent ou nous éloignent de l’ « acquisition  de l’Esprit-Saint ».

Faut-il donc construire une « bioéthique orthodoxe » en tant que réflexion d’ordre spirituel sur les nouveaux défis des sciences du vivant ? Ou vaut-il mieux se contenter d’un simple dialogue entre bioéthique et théologie, chacune avec ses propres compétences spécifiques? Il nous semble que, dans la mesure où l’Orthodoxie reçoit l’invitation faite par la société actuelle aux débats concernant l’avenir de la personne humaine face aux enjeux que soulèvent les progrès de la biologie, sa réponse aux deux questions ne peut être que positive, que ce soit sous la forme d’une réflexion de « bioéthique orthodoxe » qui pourrait se montrer une sorte d’intégration théologique des problématiques propres à la bioéthique par les moyens de la vie de l’Eglise, ou que ce soit sous la forme d’un dialogue entre les théologiens et les autres intervenants, philosophes ou scientifiques, à la « table ronde » des préoccupations d’ordre bioéthique. L’important pour un orthodoxe serait de pouvoir laisser se manifester à travers ses compétences naturelles la puissance inspiratrice de l’Esprit. La bioéthique orthodoxe serait ainsi nécessairement pneumatologique.

Au cœur du foisonnement des problématiques de bioéthique actuelles, évoquant un « hypermarché des éthiques » de tous horizons philosophiques, et fondées sur des visions anthropologiques véhiculant par surcroit des messages d’ordre politique, idéologique ou autre, comment faire son choix ? Comment survivre sous l’emprise du tourbillon du déconstructivisme moral, de la relativité d’ordre éthique s’instalant dans nos sociétés ? Comment faire face aux dérives du fondamentalisme, qui prône des mesures réduisant l’être humain à l’esclavage vis-à-vis de certains préceptes idéologiques ? Pour un chrétien, tout cela revient à répondre théologiquement à la question fondamentale : « quelle éthique pour la bioéthique ? ».

L’Orthodoxie répond à travers sa spiritualité : plus qu’une morale ou une éthique à forger en tant que réflexion intellectuelle d’inspiration chrétienne, c’est l’assistance de l’Esprit Saint, ni plus ni moins, qu’il nous faut liturgiquement invoquer, face aux problèmes d’une gravité exceptionelle auxquels nous allons être confrontés. Cette réponse structure les rapports possibles entre la théologie et les sciences ou philosophies, devant les interrogations de la bioéthique ; elle nous rapelle que l’éthique est une discipline qui dépend toujours d’une vision anthropologique de référence. Nos décisions d’ordre moral ont obligatoirement un lien avec notre conception sous-jacente de l’être humain et de sa destinée sur terre. L’Eglise, dans cette conscience de la richesse de sa vision anthropologique qui se réfère directement à l’homme-Dieu, Jésus-Christ, en tant que modèle de l’être humain, propose de par sa vocation spécifique, une approche bioéthique d’ordre spirituel. Capable, à travers ses membres, d’utiliser les outils propres à la réflexion philosophique ou scientifique, l’Eglise manifeste sa dimension verticale en nous proposant une axiologie dont les valeurs expriment directement les commandements du Seigneur.

Cette bioéthique spiritualisée, à la recherche de ce qui est profitable pour le salut de l’homme d’aujourd’hui, est donc le manifeste vivant d’une anthropologie dont l’exemplaire paradigmatique est le nouvel Adam, le Christ ressuscité.

 

[1] Elio Sgreccia, Manuale di Bioetica, éd. Vita e pensiero, Milano, 1994, vol. I, p. 30.

[2] Marie-Hélène Parizeau, Bioéthique, dans le vol. : Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, éd. Presses Universitaires de France, Paris, 1996, pp. 184-190.

[3] Pour une incursion dans l’histoire et la doctrine du scientisme, voir: André Valenta, Le scientisme ou l’incroyable séduction d’une doctrine erronée, autoédité par André Valenta, Evry, 1995, pp. 15-131.

[4] Ainsi, la bioéthique, apellée « science des mœurs et de la morale », est « considérée comme un ensemble de règles de bonne conduite médicale. Cet ensemble de règles de conduite des professionnels de la santé vis-à-vis de leurs patients et des professionnels entre eux participent à la fois de la déontologie qui est l'ensemble des règles internes à une profession, de la science et de la morale » (http://www.vulgaris-medical.com/encyclopedie/-thique-medicale-1819.html (consultée 12/06/2012)).

[5] Voir le colloque « La bioéthique dans une perspective orthodoxe » signalé en SOP no. 329, juin 2008. Voir les travaux de l’Association orthodoxe d’Etudes Bio-éthiques, Institut Saint Sèrge, Paris (http://www.saint-serge.net/rubrique.php3?id_rubrique=31).

[6] Constantin B. Scoutéris, Bioethics in the light of Orthodox Anthropology (la version française : La bioéthique et l’éthique de l’Orthodoxie), conférence donnée à University of South Florida (USA), 23 mars 2006 -   http://www.bioethics.org.gr/en/05_frame.html (consulté le 15/06/2012).

[7] Michel Evdokimov, Préface dans le vol. : Séraphim de Sarov, L’Entretien avec Motovilov, éd. Arfuyen, Orbey, 2002, p. 7.  

[8] Ibidem, p. 7.  

[9] Quel serait-il le sens d’une « bioéthique orthodoxe » en tant que démarche scientifique ? Il n’y a pas de science orthodoxe, la neutralité de toute entreprise scientifique par rapport à l’approche d’ordre religieux fait partie de la nature même de la science.