Science et Religion

Prof. Luc Barbulesco, Le chrétien dans la Cité: sanctification de la vie quotidienne

Il est communément admis, en épistémologie, que la modernité occidentale s'est construite autour de quelques concepts opératoires (mouvement – force-énergie – limite – mesure – différentielle-dérivée – intégrale), dont le va-et-vient entre philosophie et sciences appliquées tisse la trame de ces trois derniers siècles. Or un observateur plus attentif constate que ces mêmes notions (mais s'agit-il vraiment de concepts?) articulent la spiritualité orthodoxe, et nous en donnent une possible formulation, et ce, depuis au moins un millénaire. N'y a-t-il pas là comme une préséance de la tradition contemplative (orientale) par rapport au « prométhéisme » occidental? Préséance reflétant celle que la spiritualité (en tant que faculté humaine) se voit reconnaître, dans cette même tradition, par rapport aux puissances de l'intellect. Cela se manifeste notamment par l'importance donnée à la vertu d'humilité. Ne peut-on donc parler à ce propos d'une autre modernité, non pas la modernité-schibboleth, illusoire et mortifère, mais celle qui prépare les voies au développement authentique de l'homme intégral.        

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L'histoire de la formation de l'esprit occidental se fait d'ordinaire par le repérage chronologique de phénomènes d'ordre socio-politique survenus dans des régions déterminées de l'espace européen, à des époques elles aussi déterminées: la démocratie grecque (en fait athénienne) l'élaboration du droit romain, le rôle de l'Eglise lors de la première renaissance (XIIème-XIIIème siècle), le moment libéral (XVIIIème-XXème siècle).   La dimension biblique monothéiste semble à première vue étrangère à ce mouvement, mais elle en est partie prenante par le fait – apparemment contingent – que c'est à Rome et à Constantinople que s'organise l'Eglise, en langues latine et grecque, à partir du kérygme paulinien.

L'ensemble du processus se trouve subsumé par l'idée de modernité, elle-même mal définie. Il est d'usage de l'opposer à la tradition, mais cette opposition est absurde, puisque c'est précisément la suite de tous ces phénomènes successifs et d'effet cumulatif – leur transmission: traditio – qui produit ce qu'on appellera la modernité. C'est le principium continuitatis leibnizien qui gouverne l'histoire, comme les phénomènes physiques, et si le philosophe de Hanovre reprochait aux Cartésiens de faire comme si, dans leur description du mouvement, la nature faisait des sauts, que dirait-il face aux tenants contemporains d'une histoire occidentale faite de ruptures successives, une histoire qui se définirait justement par la rupture...

C'est aussi que la modernité n'est pas un véritable concept. C'est un schibboleth (au sens biblique du mot; cette prononciation différentielle s/sh du mot signifiant « épi de blé » déterminait l'appartenance à la tribu d'Ephraïm ou à celle de Galaad, et partant le destin de celui à qui l'on posait la question: qu'est-ce que je tiens dans la main?   Juges 12/6) Dire modernité, c'est donner des gages à ceux qui, majoritaires dans le champ philosophique et scientifique occidental, ne voient dans l'extraordinaire développement des sciences et des techniques observé depuis trois siècles que l'occasion d'un accroissement tout aussi exorbitant du pouvoir et des moyens d'action de leur caste; ce qui les intéresse, ce n'est pas la mise en oeuvre des magnifiques moissons de l'humanité future [« Est-ce en ces lieux profonds que tu dors et t'exiles/ Millions d'oiseaux d'or, ô future vigueur? » disait le poète Rimbaud dans les années 80 du XIXème siècle], c'est celle des conditions politiques qui permettront l'accumulation de leurs propres ressources – matérielles, politiques, symboliques – Là-dessus, aucune différence essentielle entre les castes dirigeantes des pays naguère qualifiés de socialistes et celles des pays appartenant au « monde libre ». On peut ajouter que l'instrument par lequel s'opère cette domination du champ socio-politique, c'est la laïcité, ou plutôt cette forme particulière de sécularisation que le sociologue Jean Baubérot a appelée: « second seuil de laïcité », et définie comme exclusion du nom de Dieu de l'ensemble de l'espace public.

Cette domination de la modernité comme « idole » est particulièrement sensible à ceux qui, de par leur activité professionnelle de chercheurs, enseignants, philosophes, se trouvent quotidiennement confrontés à ce « double bind »: pratiquer l'analyse des phénomènes, des textes, des comportements et faits sociaux de la manière la plus rigoureuse, avec le plus d'acribie possible, tout en ressentant l'exigence intérieure d'une vision synthétique, globalisante, unificatrice, toujours remise à plus tard, et dans les faits impossible à réaliser.

C'est Leibniz, un des esprits les plus profonds et les plus vigoureux de l'Occident moderne, qui a donné, avec la mise au point du calcul intégral et différentiel, l'instrument analytique dont la philosophie avait besoin pour penser, à nouveaux frais, le passage du monde clos de la cosmologie ptoléméenne à l'univers infini ouvert à l'humanité par Copernic et Galilée. Chemin faisant se trouvent aussi résolus, de façon définitive, les anciens paradoxes de la flèche qui vole et qui ne vole pas, de la course d'Achille avec la tortue... La possibilité de définir une intégrale (une somme) par une limite située à l'infini permet de « sauver les phénomènes », en les représentant comme autant de dérivées. L'unité du cosmos se trouve ainsi restaurée, sur des bases qui n'ont plus rien de mythologique. Dans le monde moral, son Essai de Théodicée introduit la distinction entre justice commutative et justice distributive, jetant les bases de la notion d'optimum, dont se moque Voltaire (faute de bien la comprendre?). Rappelons cependant que l'orthodoxie distingue, pour les articuler au plan théologique, les notions d'acribie et d'économie.

Or cette contribution décisive à la vision occidentale du monde n'a pas été, curieusement, reprise dans toutes ses dimensions. L'Europe du XIXème siècle, celle de la révolution industrielle, s'est emparée de la réflexion de Leibniz à des fins purement utilitaires, le calcul intégral a été mis au service des sciences de l'ingénieur, le principium continuitatis a été reformulé comme calcul des forces (e = ½ mv²), formule simplifiée au début du XXème siècle, pour connaître ensuite les applications que l'on sait     (applications militaires notamment, qu'il s'agisse de l'arme nucléaire,   ou des fusées V2, puis des fusées tout court, permettant d'emmener des satellites artificiels, puis des stations orbitales de surveillance à portée véritablement planétaire...).

Ce même prométhéisme vulgaire (comme on parle de matérialisme vulgaire) se composera hâtivement une pseudo-métaphysique au moyen des concepts kantiens, et aboutira, fort logiquement, aux apories du XXème siècle et à la « philosophie de l'absurde »... Il reviendra à un Roumain exilé de donner forme théâtrale à cette impasse finale de la « modernité ».

C'est parmi les tenants de la tradition athonite que l'on retrouvera, placés dans la lumière spirituelle qui est leur milieu authentique, les concepts de continuité, de limite, d'infini, d'énergie, de mesure, d'individuation, de différence...d'unité enfin. C'est là tout le sens de l'installation en Occident de certains duhovnici comme le starets Sofronie.

Sa conception de la prière fait de celle-ci une véritable opération intellectuelle-spirituelle, plus précisément: un opérateur d'unité, une approche de la Présence divine. La prière ainsi conçue et pratiquée n'est plus tant une demande (rugàciune – rogatio), issue de la volonté et du désir, qu'un geste intérieur, opéré par la faculté contemplative-intellective, sise dans le coeur. La prière est alors « l'art suprême », la voie d'une sanctification possible de la vie quotidienne.[1]

A vrai dire, cette sanctification, ou cette « naissance en Dieu » ne peut se dissocier de la méditation de l'Evangile. Par là on voit que l'expression de « naissance » n'est pas une simple métaphore; voir Jn 16/21, qui évoque les douleurs de l'enfantement, oubliées dans la joie de voir un homme venir au monde.

« Ainsi, a fortiori, le chrétien se réjouit-il lorsqu'il se reconnaît, en raison et par sentiment intérieur, né en Dieu pour l'éternité. » (p.24)

Cette seconde naissance, naissance à l'éternité, se trouve être aussi, à la différence de la première, exempte de douleur; c'est même là son critère extérieur, à supposer naturellement que la pratique de la prière soit devenue partie intégrante de la vie, mieux: de la respiration même de celui qui la pratique, et ceci demande des années de préparation et de vie spirituelle. Naissance sans douleur, donc, mais aussi naissance continuée, progressive (p.174).

D'autre part, si la réflexion sur la prière amène, tout naturellement, l'archimandrite Sofronie au mystère central de la manifestation de la Présence divine, c'est que, précisément, la prière, entendue comme art suprême, est participation aux énergies divines, elle-même « énergie créatrice » (p.19)

L'auteur évoque les deux moments bibliques de la Révélation: le moment sinaïtique (Ex. 3/14) et le moment thaborique (Mc 9/2-3 - les trois synoptiques) Il est à noter que la relation de Lc (9/28-29) mentionne explicitement le fait que la « métamorphose » se produit alors que Jésus se trouve en prière. Mention également de Moïse et d'Elie, chez tous les synoptiques, mais Luc emploie le mot d'exodos (qui établit un lien étroit avec le moment sinaïtique): « Et voici que deux hommes s'entretenaient avec lui: c'étaient Moïse et Elie qui, apparus en gloire, parlaient de son départ (tin exodon aftou), qu'il allait accomplir à Jérusalem. »

Ce lien est essentiel; faute de quoi la tentation est grande d'interpréter cette révélation comme simple manifestation de l'énergie cosmique, exprimée en termes théologiques: c'est la tentation immanentiste, qui peut aller jusqu'à voir dans la lumière éblouissante qui fend la montagne une préfiguration de ce que sera l'énergie thermo-nucléaire... N'oublions pas que la bombe A jetée sur Hiroshima par les Américains, puissance « chrétienne », l'a été le 6 Août (jour de la Transfiguration) - et trois jours plus tard sur Nagasaki, la plus grande ville catholique du Japon -.

Contre cette tentation diabolique, le seul antidote est le réenracinement dans la tradition biblique, la méditation de l'enseignement du Christ, fils de Marie selon la chair. C'est la doctrine biblique, seule, qui maintient ce caractère transcendant de la Présence divine, lors même qu'Elle se manifeste aux hommes. Le mot de « sainteté » (qadosh) exprime cela: l'absolue transcendance du divin, et donc, l'impossibilité de déplacer la doctrine des énergies divines, et celle de la prière, qui lui est connexe, sur le terrain d'une sorte de syncrétisme mystico-scientifique. « Dans la prière (…) se trouvent comprises une énergie créatrice & une joie sainte. » (p.19)

C'est aussi cette attention au contenu même de la prière, au sens profond de ses paroles, qui fait que celle-ci ne peut se transformer en une sorte de technique psycho-somatique, de « yoga chrétien ». Lorsque l'auteur, qui s'était d'ailleurs, dans sa jeunesse, intéressé aux pratiques spirituelles de l'Inde, puis avait pris part, dans les années 20, à l'aventure des avant-gardes artistiques, décrit les étapes et les modalités de la Prière du cœur, selon la tradition athonite (p.166 sqq.), il met aussi en garde contre ce danger immanentiste, et il établit un lien explicite avec le troisième Commandement:   « Tu ne prononceras pas le Nom du Seigneur ton Dieu en vain. » (Deut. 5/11).

L'auteur met en rapport très précisément l'acte de prière avec la structure théologique de l'objet même de celle-ci: la sainte Trinité. Le Logos et l'Esprit sont deux hypostases qui procèdent de l'Etre divin unique (p.155). Ce sont des énergies divines, dérivées de la Totalité éternelle; le Christ est un « pont », un « canal » par lequel passent les « torrents de l'énergie divine » (p.157). Nous savons que le Christ est médiateur, cette doctrine de la prière nous apprend que ce que la philosophie néo-platonicienne présentait comme une métaphysique abstraite (la procession et l'extase, retour à l'Un), peut être vécu comme expérience spirituelle. La filiation du Christ, engendré du Père, est la première procession, celle qui met en relation l'Etre divin avec l'humanité. Puis la procession proprement dite, celle de l'Esprit, met en relation l'Etre divin avec l'ensemble du cosmos. (Gardons-nous bien sûr de donner un sens chronologique aux termes: premier et: second). La prière est donc cette échelle qui nous permet de « remonter », par degrés, jusqu'à la Présence divine.

« La prière est une énergie d'un ordre particulier; elle est faite de deux forces: la nôtre, qui est créée, et celle de Dieu, incréée. En tant que telle, cette énergie est à la fois intérieure à notre corps, et extérieure au corps, elle est même extérieure à ce monde de l'espace et du temps. » (p.56).

La vie quotidienne d'un laïc, engagé dans la vie de la cité, ne peut prétendre assurément à cette qualité spirituelle qui est le propre de la vie monastique. Mais ces deux modalités – celle du siècle et celle de l'Esprit – ne sont pas contradictoires, ni mutuellement exclusives. Il appartient justement à l'orthodoxie de rappeler à l'Occident cette vérité réconfortante.

 

[1]    Les citations qui suivent font référence à un recueil d'articles de l'Archimandrite (devenu Starets du monastère St Jean le Précurseur dans l'Essex, en Angleterre) Sophrony, publié aux presses du monastère, en 2002: O Molitve . Une version roumaine a été publiée récemment (2007), aux éditions Deisis: Arhimandritul Sofronie: Rugàciunea, experientsa Vieții veșnice. L'arrangement des chapitres, et donc la pagination, sont différents.

 

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Luc Barbulesco est professeur agrégé de lettres classiques.

Un texte qui s'inspire de la conférence donnée à Sainte-Croix en août 2010.