Science et Religion

P Razvan Ionescu, La question du sens

Entre le principe anthropique et la téléologie orthodoxe.

L’homme s’est adapté au monde. Après tant de siècles de développement des sciences de la nature, cette proposition relève plutôt de la banalité. Par contre, sa réciproque, elle, n’est pas banale. Car, si nous arrivons à nous rendre compte que l’univers s’est adapté à son tour à l’homme, bien avant même l’apparition de ce dernier, autrement dit qu’il a fait preuve au cours du temps d’une véritable « complicité » qui a conduit à l’émergence de la vie, et, encore plus, de la vie humaine, nous voici devant une affirmation redoutable.

Portant le nom de « principe anthropique », cette affirmation traduit aujourd’hui le constat d’une étonnante calibration des constantes universelles, d’une longue chaîne des coïncidences aboutissant à ce que l’univers d’aujourd’hui soit précisément celui qui offre les conditions physico-chimiques parfaites pour l’apparition et le développement de la vie. Le laureat du prix Nobel en physique William D. Phillips exprime ce constat de la façon suivante:

« La structure de l’Univers semble être mystérieusement adaptée au développement de la vie. Le moindre petit changement de l’une des constantes fondamentales de la nature [...] ou des conditions initiales de l’Univers [...] aurait été un obstacle au développement de la vie – telle que nous la connaissons. Pourquoi l’Univers est-il si incroyablement adapté à l’émergence de la vie? Et, plus encore, pourquoi l’Univers est-il si scrupuleusement adapté à notre existence à nous? » [1]

Si on évoque le potentiel de réalisation de l’univers dans une infinité de possibilités, et le fait que la moindre dérogation au niveau des valeurs courantes des constantes universelles donnerait une autre version d’univers que l’actuelle, beaucoup moins accueillante ou tout simplement hostile à l’arrivée de la vie, cela nous donne à penser que la forme actuelle de l’univers ne peut pas être le fruit d’un hasard aveugle. Il nous faut donc rouvrir la question de sens oubliée depuis la modernité. Pour s’exprimer en termes de probabilités mathématiques, le fait que l’énorme chaîne des « bonnes coïncidences », qui nous paraît plutôt une sorte de « fine tunning » de toutes les valeurs favorisant la réalisation actuelle de l’univers, soit une seule possibilité parmi quasiment une infinité d’autres, a pour conséquence la probabilité quasi nulle de l’existence de cet univers. Et, pourtant, c’est cette version de l’univers qui est apparue et non pas d’autres. 

 

Il faut remarquer que le principe anthropique n’évoque pas uniquement l’apparition de la vie, ou même de la vie intelligente, mais surtout celle d’une conscience devant laquelle l’univers se laisse découvrir comme étant rationnel. Le principe anthropique nous parle donc de l’intelligibilité de l’univers devant des êtres capables d’entrer dans une relation intelligente avec lui. Encore plus, cette intelligibilité se révèle sur n’importe quelle échelle de magnitude, non pas uniquement au niveau macroscopique où l’homme « touche » avec ses sens, mais aussi au niveau de l’infiniment petit ou grand. Le fait est simplement remarquable.  

Les versions « faible » (WAP – Weak Anthropic Principle) et « forte » (SAP – Strong Anthropic Principle) du principe anthropique, qui sont historiquement les premières formulations du principe, nous les devons à Brandon Carter. Il les a énoncés en 1974. Jean Staune fait la remarque que le principe faible ressemble à une tautologie, car il consiste à observer que si nous sommes là, il faut bien que l’univers ait les conditions requises pour permettre notre apparition.[2] Ainsi, le principe faible affirme :

« Ce que nous pouvons nous attendre à observer doit être compatible avec les conditions nécessaires à notre présence en tant qu’observateurs ».[3]

Sur une position plus finaliste, le principe fort de Brandon Carter statue :

« Notre position dans l’Univers est nécessairement privilégiée dans le sens où elle doit être compatible avec notre existence en qualité d’observateurs ».[4]

Le principe entropique connaît aujourd’hui beaucoup d’énoncés différents. Donnons quelques exemples de formulations différentes de SAP qui nous intéressent particulièrement en tant qu’affirmations en termes de finalité :

« L’Univers (et donc les paramètres fondamentaux dont celui-ci dépend) doit être tel qu’il permette la naissance d’observateurs en son sein, à un certain stade de son développement ».[5]

« Les éléments de l’Univers constituent une totalité cohérente – toutes sont interdépendantes – dont le fondement peut être trouvé dans l’élément humain ».[6]

« Il y a une description unifiée et cohérente de l’Univers entier qui se base sur l’existence de l’observateur humain ».[7]

Tous ces énoncés soulignent en commun l’existence du facteur humain en tant qu’observateur de l’Univers et le fait que l’Univers a du « produire » à un certain stade de son évolution cet observateur. Il y en a d’autres, comme celui de Barrow qui affirme simplement que « l’univers doit contenir la vie », ou de Barrow et Tipler qui fait l’observation que « l’univers doit posséder des propriétés particulières qui permettent que la vie se développe à un certain stade de l’évolution de l’univers ».[8] Ils ne parlent plus d’observateur, il s’agit tout simplement de formulations qui insistent sur le fait remarquable de l’émergence de la vie dans l’univers.

Depuis son apparition, le principe anthropique a provoqué de vifs débats. Ceux-ci tournent notamment autour du caractère scientifique de ses affirmations. Jacques Demaret et Dominique Lambert expliquent les réticences de certains scientifiques par leur refus de l’idée de finalité. Le principe leur paraît ainsi une sorte de cheval de Troie pour introduire la question de Dieu dans cette cité des sciences modernes tant fortifiée par l’exercice de la raison autonome. Son caractère scientifique est rejeté pour de multiples raisons. Ainsi, H. G. Pagels considère que, « contrairement aux principes de la physique conventionnelle », le principe anthropique ne constitue le sujet d’aucune réfutation expérimentale, et c’est « le signe sûr qu’il ne s’agit pas d’un principe scientifique ». M. J. Rees considère à son tour que le principe peut, au mieux, « offrir une satisfaction de type "bouche – trou" à notre curiosité devant des phénomènes pour lesquels nous n’avons pas encore obtenu d’explications scientifiques authentiques ».  

Pour d’autres, au contraire, le principe anthropique constitue une nouvelle dimension d’espoir pour une science plus ouverte aux questions de sens. Sa reconnaissance est pour N. Dellaporta un moment décisif dans le développement de la science. G. V. Coyne de l’Observatoire du Vatican pense qu’il est non seulement un stimulant pour la recherche cosmologique, mais aussi un point de rencontre passionnant entre la théologie et la science, car le principe contribue à ce qu’il appelle la réintégration du facteur humain dans le champ de la physique. [9]      

En ce qui nous concerne, nous pensons que le principe anthropique a le grand mérite d’être une des inspirations d’origine scientifique qui rouvrent la question du sens. Nous ne sommes pas d’accord avec William A. Dembski quand celui-ci voit dans le principe anthropique une des deux expressions majeures actuelles de l’argument téléologique, à coté de l’Intelligent Design qu’on relie habituellement à la biologie.[10] L’Intelligent Design nous paraît une simple idéologie, tandis que le principe anthropique est un constat scientifique suivi d’une réflexion philosophique, voire théologique. Jean Staune rejette lui aussi l’association d’idées entre les deux, en expliquant justement que le principe anthropique est une réflexion sur la façon dont les lois de l’Univers et les conditions initiales « rendent concevable l’hypothèse d’un créateur », tandis que l’Intelligent Design est une tentative de « montrer que le créateur doit violer les lois de l’Univers pour qu’apparaissent des êtres vivants ».[11]

Il faut nous souvenir qu’une des démarches propre à la modernité a été d’ignorer l’« hypothèse Dieu » ; dans ce contexte, il est évident que, si le principe anthropique risque d’apparaître à certains comme le signe d’un dépassement intolérable des attributions et des compétences propres aux sciences, et un retour inconcevable en arrière notamment à cause de son ouverture finaliste, voire théologique, pour d’autres il n’est que le signe d’un dépassement de cette science déterministe propre aux temps modernes, dépassement qui nous laisse entrevoir une nouvelle science et une nouvelle rationalité plus ouvertes à la réalité profonde du monde. C’est la raison pour laquelle le principe anthropique fait, en général, l’objet du refus des scientifiques non-croyants ou athées, tandis que pour les croyants, il constitue une source de réflexion et d’affirmation doxologique propre à la théologie.

Ainsi, quand le scientifique d’aujourd’hui s’émerveille devant la beauté et la complexité de l’univers, y compris l’incroyable calibration à l’échelle cosmique de ses paramètres fondamentaux, il rejoint, dans son registre de compétence doublé nécessairement d’une ouverture de son âme au don propre aux poètes ou aux artistes, ce que le psalmiste d’autrefois exprimait quand il s’exclamait : « les cieux racontent la gloire de Dieu, et l’œuvre de ses mains, le firmament l’annonce » (Ps 18, 1).

La vraie téléologie théologique est donc loin d’une importation des questions de finalité dans la réflexion théologique. Elle est fondamentalement le cri doxologique provoqué par l’émerveillement issu de la grâce divine et qui fait découvrir à l’homme l’artiste dans son œuvre, autrement dit le Créateur dans sa création. Nous pensons donc que la réflexion téléologique d‘ordre scientifique ne peut que stimuler la démarche téléologique d’ordre théologique, sans pourtant nous permettre de confondre les deux démarches entre lesquelles il y a aura toujours une distinction structurelle. Aucune importation des arguments physiques en théologie ne pourra rendre cette dernière plus crédible aux yeux de non-croyants et fabriquer par ceci une sorte de téléologie théologique employée comme apologétique. L’intelligence spirituelle seule est capable de nous dévoiler les raisons spirituelles qui structurent le monde et qui montrent ainsi sa « transparence » envers son Créateur.

Le père Dumitru Stăniloae résume le témoignage des Pères de l’Eglise concernant la découverte des raisons (logoi) de tous les étants, en affirmant la nécessité d’une purification des mauvaises passions, rendue possible par le repentir ou metanoïa (renouveau de notre nous – intelligence). Bien entendu, l’intelligence que nous évoquons n’est pas celle désignée aujourd’hui par le sens commun du terme. Il s’agit de l’intelligence spirituelle, celle exercée par les actions « rationnelles », c'est-à-dire conformes aux commandements divins, nourrie donc par la grâce divine et pouvant, seule, nous découvrir les raisons (logoi) divines qui structurent la création.[12]

 p Razvan Ionescu

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[1] William D. Philips, Foi ordinaire, science ordinaire, dans le vol. Science et quête de sens, éd. Presses de la Renaissance, Paris, 2005, p. 268.

[2] Jean Staune, Notre existence a-t-elle un sens ? – une enquête scientifique et philosophique, éd. Presses de la Renaissance, Paris, 2007, p. 159.

[3] Jacques Demaret, Dominique Lambert, Le principe anthropique, l’homme est-il le centre de l’univers ? éd. Armand Colin, Paris, 1994, p. 143

[4] Ibidem, p. 144.

[5] Jean Staune, op. cit., p. 159.

[6] Jacques Demaret, Dominique Lambert, op. cit., p. 148.

[7] Ibidem, p. 148.

[8] Ibidem, p. 148.

[9] Ibidem, pp. VIII-IX.

[10] William A. Dembski, Teleological argument, dans le vol. : J. Wentzel Vrede van Huyssteen (editeur en chef) & collaborateurs, (Gale) Encyclopedia of Science and Religion, 2003, éd. Macmillan reference USA, USA, p. 876.

[11] Jean Staune, op. cit., p. 168.

[12] Dumitru Stăniloae, op. cit., p. 167.