Science et Religion

P Noël Tanazacq, Les relations entre le monde politique et l’Eglise : approche historique

Parler du « monde politique et de l’Eglise » peut avoir plusieurs sens. Compte tenu du programme de cette Université d’été, je crois qu’il vaudrait mieux dire : « relations entre l’Etat et l’Eglise ». En grec « polis » veut dire la ville, la cité, le lieu où les hommes se rassemblent pour vivre, travailler, s’aimer, se cultiver, mourir. Qui dit ville dit société et donc organisation, et in fine Etat (les premiers Etats du monde furent des cités, en Mésopotamie). Le monde urbain, celui de la cité, est très différent du monde rural, de la campagne, où les gens sont peu nombreux, où les rapports humains sont moins importants, la vie culturelle moindre, et où le contact avec la nature est plus grand.

Vous avez remarqué que dans les nombreuses ecténies du rite byzantin, on insiste beaucoup sur les villes. On ajoute quand même : « les contrées », c'est-à-dire la campagne, mais c’est moins important. Un évêque est toujours l’évêque de telle ville, ce qui sous-entend la région environnante, mais il n’est jamais l’évêque d’une région. Même un patriarche est l’évêque de la capitale de son pays.

C’est dans ces villes que l’Eglise va s’implanter, parce que c’est là où les hommes sont rassemblés et vivent. La vie citadine était extrêmement développée dans l’Antiquité en général et dans le monde gréco-romain en particulier. Avant d’aborder notre sujet, qui commence évidemment avec l’Eglise, je voudrais rappeler quelques éléments liés à la société humaine et à la religion, car l’Eglise n’est pas partie de rien : elle est le point d’aboutissement de tout l’effort spirituel de l’humanité.

 

1. Avant l’Eglise : l’importance du fait religieux dans la société humaine                   

Depuis l’exclusion d’Adam et Eve du Jardin d’Eden, l’Homme a la nostalgie de Dieu, parce que l’image ne peut pas vivre sans son prototype. Dans toutes les sociétés humaines anciennes, archaïques, antiques, depuis le néolithique jusqu’à l’Antiquité gréco-romaine, la religion tient une place essentielle et imprègne tous les aspects de la vie des hommes. Tous les êtres humains ont une conscience innée du monde invisible, du céleste et du divin. Si l’on observe les hommes dits « primitifs » qui, à notre époque, vivent encore comme au néolithique (indiens d’Amazonie, aborigènes d’Australie, pygmées d’Afrique centrale, …) on voit que le fait religieux, le monde invisible, tient une place centrale dans leur vie, imprègne toute leur vie. Dans l’Antiquité gréco-romaine, où va naître le Christianisme, on ne pouvait pas concevoir la société ni l’Etat en dehors du fait religieux. Tous les actes politiques ou administratifs (la fondation d’une ville, par exemple) étaient accomplis dans un contexte religieux. L’Empire romain représentera même un point culminant puisque, dès sa fondation, le premier empereur –Auguste- sera reconnu comme divin -homme divinisé- après sa mort (« l’apothéose »). On sacrifiait à l’empereur, sur « l’autel de  Rome et d’Auguste », en faisant fumer de l’encens devant sa statue. Et sous ses successeurs, ce sera encore plus accentué puisqu’on n’attendra plus qu’ils soient morts : ils seront divinisés de leur vivant. C’est d’ailleurs de là que vint la persécution des chrétiens, car pour eux, il était absolument impossible de sacrifier à l’empereur : ils furent donc considérés comme des ennemis de l’empereur et de l’Empire romain.

 

2. Le temps de l’Eglise indivise (le premier millénaire chrétien)L’Eglise va apparaître et se développer dans ce cadre. Elle va d’abord être persécutée par l’Etat et la Société pendant un peu plus de 3 siècles (jusqu’en 313 en Occident et 324 en Orient).

L’attitude de l’Eglise sera la suivante : loyale envers l’Etat, parce que l’Etat tient son pouvoir de Dieu, mais libre, parce que l’Etat est idolâtre et donc inspiré par Satan. Les premiers chrétiens priaient pour l’empereur parce qu’il tenait son pouvoir de Dieu1, mais lui désobéissaient –en conscience- parce qu’il n’obéissait pas à Dieu et qu’il se faisait adorer comme un dieu. Ils étaient libres. Ils se conformaient au Christ, qui a toujours été loyal envers l’Etat (Il était citoyen juif de l’Empire romain et payait l’impôt2) mais libre (le Christ a repris Pilate et Hérode, comme Il reprendra les prêtres de Son peuple, le Sanhédrin). On peut même dire qu’Il a été condamné pour Sa liberté. Outre le fait qu’Il révèle le vrai Dieu, Son Père, Il introduit un élément tout à fait nouveau : la religion pratiquée « en esprit et en vérité ». C’est le contenu qui importe, le cœur de l’Homme et sa relation libre avec Dieu, et non l’apparence extérieure, les usages et les règles. Il nous fait passer de la religion extérieure à la religion intérieure. D’où le fait que les chrétiens vont simultanément être les continuateurs de leurs prédécesseurs païens (omniprésence du fait religieux), mais aussi entièrement novateurs, parce que mettant plus l’accent sur la réalité intérieure que sur les formes extérieures de la religion et prônant la liberté personnelle, qui était inconnue dans le monde antique3.

Les premiers chrétiens sont nos modèles parfaits, parce qu’ils vivaient dans un monde politique qui leur était violemment hostile.

Puis l’Eglise va trouver sa place dans un Empire qui deviendra chrétien, à la fin du IVe siècle. Elle aura d’ailleurs la première place dans cette société. Mais, au moins durant le premier millénaire, elle ne va pas dominer cette société. L’opinion de nombreux auteurs (sociologues, politologues et même parfois historiens !) qui consiste à stigmatiser les empereurs chrétiens des premiers siècles (Constantin, Théodose et leurs successeurs…) et à leur attribuer les maux de notre époque, en estimant qu’en confondant l’Etat et l’Eglise, ils auraient faussé la place de la religion dans la société (Césaropapisme, alliance « du sabre et du goupillon »,…) est absolument fausse historiquement, sociologiquement et théologiquement : fausse et ridicule. Car on ne pouvait pas concevoir la vie publique, la société, l’Etat en dehors de la religion. Simplement, on est passé des idoles au vrai Dieu, la Divine Trinité. Mais la relation de la société avec la religion est demeurée identique, et elle deviendra même plus forte, puisqu’avec le christianisme apparaît la notion de Royaume de Dieu et de déification de l’Homme. C’est donc la finalité même de l’humanité qui est révélée. Durant ces quelques 700 ans, il est évident que l’Eglise joue un rôle de premier plan, et qu’elle a des relations privilégiées avec le pouvoir politique (qui est un pouvoir royal, ce qui signifie que ceux qui en sont détenteurs reconnaissent que leur pouvoir vient de Dieu), mais elle ne prétend pas être au dessus des Etats : la fonction de l’Eglise est de changer les choses de l’intérieur et non de se substituer à la puissance temporelle ou de devenir une superstructure. La notion constantinienne de l’empereur comme « évêque de l’extérieur », c'est-à-dire veillant à la paix et au bien-être du peuple, est exacte au plan ecclésiologique, car le pouvoir de César a la même source que celui de l’Eglise : il vient de Dieu. César ne tient pas son pouvoir de l’Eglise.  

 

3. Le temps de la division : du schisme de 1054 aux deux grandes révolutions, la française et la bolchévique (du XIe au XIXe siècles).

Le schisme de 1054 est un drame théologique et ecclésiologique, même s’il n’est réellement consommé que 150 ans plus tard, lors du sac de Constantinople par les Croisés en 1204. Pour comprendre cette rupture avec la tradition, il faut remonter au VIIIe siècle. L’Eglise romaine (au sens strict du terme : le Patriarcat romain d’Italie centrale) fait un véritable pacte avec la nouvelle dynastie –carolingienne- pour s’affranchir de la pression des rois lombards, dans une période où l’iconoclasme, qui déchirait l’Orient, empêchait les papes de Rome d’avoir des relations normales avec les empereurs de Constantinople. En échange de la bénédiction de l’Eglise pour ce qui apparaissait comme une usurpation politique par rapport à la dynastie mérovingienne, Pépin le Bref puis Charlemagne consentent à la création d’un Etat pontifical en Italie centrale, fondée sur un mensonge, la pseudo-Donation de Constantin, faux créé de toutes pièces dans la chancellerie pontificale romaine. Charlemagne imposera ensuite à l’Eglise de Rome d’introduire le Filioque dans le Symbole de foi, ce qui est une double erreur : une erreur théologique, parce qu’il est contraire à l’enseignement du Christ dans l’Evangile et qu’ il détruit l’équilibre trinitaire4, et une erreur ecclésiologique, car seul un concile universel peut définir la foi de l’Eglise. Les papes de Rome lutteront longtemps contre le Filioque, parce qu’ils savaient que c’était une erreur théologique, mais ils finiront par céder, à l’aube du deuxième millénaire5, parce que leurs relations avec les empereurs carolingiens puis germaniques étaient des relations d’intérêt et de puissance. Outre le Filioque, Charlemagne imposera à tout son empire le rite romain, dans un but d’unification6, alors que toute l’Europe célébrait les mystères dans le rite des Gaules ou des rites de la même famille liturgique7 et que le rite romain, strictement localisé à la province de Rome, avait une faiblesse théologique : l’absence d’une véritable épiclèse7. C’est ce qui permettra à l’Eglise de Rome d’étendre progressivement son influence sur toutes les Eglises d’Occident, jusqu’à les intégrer dans sa « juridiction ». C’est de là que vient l’énorme pouvoir des papes de Rome. L’Eglise romaine, qui dans un certain sens devient l’héritière de l’Empire romain en Occident8, va oublier la règle d’or de l’ecclésiologie apostolique, la conciliarité, avec son corollaire, la vérification spirituelle. Au lieu de demeurer une Eglise-sœur dans la symphonie des Eglises-sœurs, elle va reprendre à son compte l’idéologie impériale pour s’élever au dessus des autres, comme si inconsciemment elle voulait pallier la disparition de l’Empire en Occident (pour les grandes familles romaines, qui accaparaient la « cathedra Petri », les Carolingiens n’étaient que des « barbares »)8.

Ce contexte va amener l’Eglise d’Occident à évoluer dans un sens radicalement différent de celui de l’Eglise indivise. Presqu’aussitôt après le schisme, vers 1075, les dictatus papae de Grégoire VII9, qui affirment la suprématie universelle du pape de Rome sur les autres évêques comme sur les empereurs et les rois, constituent une rupture de l’équilibre du premier millénaire entre César et l’Eglise, lourde de conséquences (toutefois, à la décharge des papes de Rome, il faut rappeler que l’Eglise avait à lutter contre la féodalité qui asservissait le clergé). En outre, Grégoire VII entreprend une lutte violente contre le mariage des prêtres, qui était la règle générale depuis les origines de l’Eglise (confirmée par le premier concile œcuménique de Nicée, en 325) et qui durera jusqu’au XVe siècle : cette imposition autoritaire du célibat ecclésiastique va couper de plus en plus le clergé du peuple. Et en cette fin du XIe siècle on voit aussi apparaître, avec Anselme de Cantorbéry, les prémices d’une new-théologie fondée sur la raison humaine, qui aboutira aux XIIe-XIIIe siècles à la théologie scolastique, en rupture complète avec l’esprit patristique. L’introduction du rationalisme dans la théologie, du juridisme et de la morale dans la vie spirituelle et du sentiment dans l’art chrétien vont couper définitivement l’Eglise d’Occident de ses racines orthodoxes. L’équilibre est rompu : l’Eglise, c'est-à-dire le clergé, domine l’Etat (et la société). C’est une hérésie, car le Christ a clairement enseigné que le pouvoir de César venait de Dieu1 et Il a dit aussi avec force : « Mon Royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18/36). Le Christ était citoyen de l’Empire romain et payait l’impôt à César. Le nouvel évêque de Rome sera son propre roi et ne paiera l’impôt à personne. Petit à petit il va s’élever au dessus de ses frères évêques, puis au dessus de César. Au bout de 900 ans, il finira par se faire proclamer « infaillible »10. Cette évolution, contraire à la Tradition conciliaire de l’Eglise indivise, n’aurait jamais été possible sans la doctrine du Filioque (ni l’adoption d’une liturgie sans épiclèse, qui amoindrit l’économie de l’Esprit11). L’Eglise catholique-romaine du second millénaire est le fruit du filioquisme : la forme, la structure est devenue supérieure à la vie et la vie est soumise à la structure11. Tout y est pyramidal et hiérarchisé : il n’y a plus la liberté de l’Esprit. L’Occident chrétien est devenu christocentrique, en occultant la personne et l’économie de l’Esprit-Saint. L’Eglise n’est plus un reflet de la Divine Trinité et elle ne correspond plus à l’enseignement du Christ (« deux ou trois réunis en Mon nom »). Dans cette théocratie de l’Occident médiéval, il n’y a plus de place pour l’Homme : on est dans le « tout-divin ».

Tandis que, progressivement, l’Eglise domine l’Etat et la société en Occident, l’Orient orthodoxe demeure fidèle à la tradition de l’Eglise indivise. Mais l’Empire byzantin disparaît au XVe siècle et la plupart des Eglise orthodoxes passent sous domination musulmane et sont persécutées. Elles entrent dans une longue nuit historique, qui ne leur permettra pas de porter secours à l’Eglise-sœur occidentale en lui apportant des éléments de vérification spirituelle.

. En Occident, les succès impressionnants de l’Eglise romaine vont avoir leur revers. Les Etats finissent par se rebeller contre le pouvoir excessif que le pape de Rome s’est attribué et l’histoire est jalonnée de conflits incessants entre les empereurs et les papes, entre les rois et les papes12. Mais il y aura plus grave : cet éloignement de la tradition évangélique produira l’explosion de la Réforme, au début du XVIe siècle. C’est la révolte de la volonté humaine contre la volonté ecclésiastique, censée représenter la volonté divine, la révolte de la vie contre la structure. C’est le souffle de la liberté face à une structure étouffante, un souffle prophétique qui animera la Réforme, du moins à ses débuts. Ce sera la revanche de l’Homme contre le « tout-divin » de la théologie scolastique, qui a oublié la synergie, c'est-à-dire l’union libre des deux volontés, divine et humaine. La Réforme aura aussi un caractère « sacrilège », parce qu’il y avait trop de sacré et qu’il était perçu d’une façon un peu magique (les Réformés percevront le culte des saints et des reliques comme une idolâtrie, de même que la vénération des icônes). C’est dans les pays acquis à la Réforme que vont apparaître les mouvements anti-ecclésiaux : les loges maçonniques, les libres-penseurs, l’athéisme philosophique, les idéologies qui conduiront à la démocratie politique et au parlementarisme. C’est aussi dans les pays acquis à la Réforme que les innovations et les progrès techniques seront les plus évidents : une des plus belles illustrations en est l’ascension rapide d’un pays qui deviendra le plus puissant du monde : les Etats Unis d’Amérique.

Le Christ est Dieu et Homme. Chaque fois que l’on rompt cet équilibre parfait en privilégiant un élément au détriment de l’autre, il en résulte une hérésie qui bouleverse l’humanité entière. Le dogme de Chalcédoine est l’équilibre de l’univers13 : il exprime le rapport parfait entre Dieu et l’Homme.

Tous ces bouleversements conduiront in fine à la Révolution française (fin XVIIIe s.), car d’une part les pays acquis à la Réforme vont évoluer d’une façon autonome, en dehors de l’influence ecclésiastique, et ce « progrès des idées » influencera tous les Etats, même les plus catholiques, et d’autre part la réforme de l’Eglise romaine, appelée « Contre-réforme catholique », sera superficielle, presqu’uniquement d’ordre moral, sans rien toucher à la théologie. Le concile de Trente (1563) se contentera de mettre fin aux excès les plus visibles et même ridicules, mais sans rien changer au contenu (on n’a même pas supprimé les Indulgences !). Seul un retour aux principes évangéliques de l’Eglise indivise aurait pu changer quelque chose. Mais il eût été impossible d’effectuer ce retour, cette « métanoïa » sans le secours des Eglise-sœurs orthodoxes. Or, elles étaient « loin » et presque toutes sous domination musulmane (à part l’Eglise russe). Par ailleurs, cette évolution politique de l’Europe contraindra petit à petit l’Eglise romaine à rentrer dans sa sphère religieuse (mais ce ne sera visible qu’au XIXe siècle).  

Avec la Révolution française apparaît quelque chose de fondamentalement nouveau, « révolutionnaire » : un athéisme d’Etat, puisque l’Etat devient violemment persécuteur14 et va singer l’Eglise (calendrier civil athée, pseudo- baptêmes  athées, culte de la Raison dans les églises mêmes, etc…). C’est la première fois qu’une pareille « hérésie » apparaît dans l’histoire humaine, depuis l’exclusion d’Adam et Eve du Paradis. C’est la première fois qu’on nie publiquement le destin divin de l’Homme, le fait qu’il soit image de Dieu. C’est la négation de l’Eglise, du Christ et de Dieu dans la société.

Au XIXe siècle, la misère faisant suite à la révolution industrielle, va produire le socialisme et les idéologies dérivées, dont le communisme. Là aussi les Eglises sont défaillantes, tant en Orient qu’en Occident. Elles n’ont pas su prêcher l’Evangile aux industriels et n’avaient plus beaucoup d’influence sur les Etats ou se montraient volontairement complaisantes avec eux.

Environ un gros siècle après la Révolution française, au début du XXe siècle, à la fin de la première guerre mondiale, éclate la Révolution russe (février 1917), puis bolchévique (octobre 1917), lorsque les communistes russes s’empareront du pouvoir par la violence, avec la complicité du Kaiser et des troupes allemandes15. Elle s’inspire expressément de la Révolution française, et conduira à l’instauration d’un régime de terreur planétaire, athée et anti-chrétien, qui sera le pire de l’histoire humaine et le plus meurtrier (environ 100 millions de morts, selon les historiens professionnels). Il durera un siècle en Russie et n’est pas encore terminé ailleurs (dans l’ordre de l’horreur : Corée du Nord, Cuba, Vietnam, Chine…, soit 1,5 milliards d’hommes !).

Pendant que ces évènements tragiques se préparent, juste avant la première guerre mondiale, la France connaît une grave crise religieuse, entre l’Etat et l’Eglise catholique-romaine. Ce conflit aboutira en 1905 à la Loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, qui est une véritable révolution spirituelle. Cela se passe peu de temps après l’échec de la restauration monarchique (1873) et l’avènement politique de la gauche dite « républicaine »(1879) : c’est le triomphe de l’idéologie maçonnique qui, après avoir eu une influence prépondérante pendant la Révolution française, est devenue l’idéologie dominante en France à la fin XIXe siècle, sous la Troisième République. L’Etat fait semblant d’être neutre, mais en fait, il est contre l’Eglise [en l’occurrence catholique-romaine], anti-chrétien et anti-religieux. On va jusqu’à nier le fait religieux, faire comme si la préoccupation religieuse de l’Homme n’existait pas. « Dieu : connais pas ». C’est une révolution tragique, une des pires erreurs de l’histoire humaine. Les chrétiens dans la société, dans le travail, dans la culture, vont être obligés de faire comme si Dieu n’existait pas : ils vont être obligés de se dédoubler.

On est en rupture totale avec la pensée humaine depuis l’exclusion du Jardin d’Eden. Cette idéologie française, puis soviétique, est complètement étrangère à l’histoire humaine. Si on occulte le fait religieux, il n’y a plus d’histoire humaine. Et il y a beaucoup d’effets pervers connexes : par exemple, à notre époque, l’impuissance de l’Etat face aux sectes et face aux religions montantes telles que l’Islam, car l’Etat n’a plus l’expérience du fait religieux et ses fonctionnaires ignorent tout du passé chrétien de la France, des origines chrétiennes de notre pays.

Cette laïcisation de l’Etat et de la société a essaimé et progresse, même si nulle part (sauf dans les pays communistes), elle n’est aussi forte qu’en France. C’est une tentative d’effacement de la mémoire collective. Pourtant c’est le Christianisme qui a façonné la France et l’Europe16. Et l’on fait comme s’il n’avait pas existé ! Il y a une amnésie collective, voulue et imposée. On ne fait plus référence au Christ ni à Son Eglise. C’est le triomphe de Satan.

 

4Comment témoigner du Christ dans un monde athée et matérialiste, à la charnière du deuxième et du troisième millénaire ?

C’est dans ce contexte d’oubli collectif de Dieu que nous devons essayer de vivre chrétiennement, dans la société et le monde politique. Comment faire ?

Dans nos fonctions politiques et sociales, nous devons faire semblant d’être athées tout en demeurant chrétiens et en essayant de témoigner du Christ.

Je pense que nous sommes revenus, dans une certaine mesure, à la situation de l’Eglise des trois premiers siècles et que notre modèle est le comportement des premiers chrétiens. Nous devons être loyaux envers l’Etat, mais sans être dupes de ce qui est caché et non dit. Nous sommes dans un combat spirituel entre ceux qui amassent avec le Christ et ceux qui dissipent, gaspillent, dilapident, détruisent. L’Etat fait semblant d’être athée, mais il est en fait anti-chrétien. Nous devons faire semblant d’être athées, mais nous comporter chrétiennement.

Le Seigneur a dit : « Soyez avisés comme le serpent, et purs comme la colombe »(Mt 10/16). Soyons purs comme la Colombe divine, le Saint-Esprit, mais sages comme le Serpent divin, le Christ. Ceux qui nous gouvernent font semblant d’être neutres, mais ils ne le sont pas. Dans mon enfance, j’ai souvent entendu les instituteurs et les professeurs parler ouvertement contre les chrétiens et l’Eglise, au mépris de la soi-disant règle de neutralité de l’Etat. Et j’ai souvent entendu de la propagande idéologique, notamment communiste, au lycée et à l’université. Il faut prier pour ceux qui se comportent ainsi, mais tenir bon, ne rien lâcher, comme l’ont fait nos frères roumains et russes dans les dictatures communistes.

Nous devons être libres. Nous ne devons jamais oublier que Dieu est le créateur de toutes choses et que tout lui appartient (y compris les usines, les voitures et les routes !), que tous les pouvoirs viennent de Dieu (cf. ce que le Christ dit à Pilate1). Lorsque nous avons des chefs ou des gouvernants qui se comportent iniquement, nous pouvons aussi demander à Dieu qu’Il reprenne ce pouvoir qu’Il leur a donné. Tout ce que nous vivons actuellement est passager : il n’en restera rien. Nous devons vivre comme si le Royaume de Dieu était déjà présent. Saint Silouane disait : Le monde, c’est l’Eglise à venir. Dans nos œuvres publiques, nos devoirs d’Etat, dans nos actions et comportements sociaux, dans nos engagements politiques, nous devons toujours, à l’intérieur de nos cœurs, faire référence au Christ et prier pour les autres, nos collègues, nos chefs, nos personnels, nos administrés… Et nous ne devons jamais avoir peur de dire que nous sommes chrétiens et que la religion chrétienne est le cœur de notre vie. C’est cela être libre. N’ayons aucun complexe. Souvenons-nous toujours de ce que dit le Christ à propos du jugement dernier : « Ceux qui auront honte de Moi devant les hommes, le Fils de l’Homme aura honte d’eux lorsqu’Il reviendra dans la gloire de Son Père »(Mc 8/38, Lc 9/26). Soyons donc des chrétiens audacieux : confessons courageusement le Christ devant les puissances et les puissants de ce monde.

J’ai fait tout à l’heure référence aux premiers chrétiens. En ce qui concerne les lois, nous pouvons nous inspirer d’eux : ils priaient pour l’Empereur, mais lui désobéissaient, lorsque ses lois étaient iniques. Les lois humaines (et les règlements) ne sont pas absolues : elles ont un caractère indicatif et sont toujours temporaires (elles tombent inévitablement en désuétude et ne sont plus appliquées). De plus, ce sont souvent ceux qui les promulguent, qui ne les respectent pas. Nous ne sommes pas tenus d’appliquer des lois qui vont à l’encontre de notre foi chrétienne. On pourrait appeler cela un « droit de retrait », comme le font les fonctionnaires en cas d’agression ou de menaces physiques. Soyons libres, en conscience, et plaçons-nous toujours devant Dieu.

Je voudrais, pour terminer, ajouter quelque chose sur la nature même de la grâce : je me souviens d’avoir vu des confrères qui étaient très craintifs vis-à-vis de l’Etat et se voulaient strictement respectueux de la pseudo-règle de neutralité. Mais cela ne correspond pas à ce que nous enseigne l’Ecriture : « Brillez au sein d’une génération perverse et dépravée » (Ph.2/15). Cela signifie : il n’y a pas de circonstances qui vous empêchent de témoigner de Dieu et de rayonner de Sa lumière. Que les âmes craintives et les esprits formels se rassurent : la grâce n’impose rien. On peut prier dans tous les lieux dans lesquels on travaille ou l’on vit, et les sanctifier, par tous les moyens possibles, y compris sacramentels : cela n’imposera rien aux gens qui y travaillent ou y vivent. La grâce n’a aucun rapport avec la magie : elle laisse l’homme entièrement libre, elle ne s’impose pas, elle n’a aucune emprise sur les âmes. Les gens baptisés peuvent commettre toutes les iniquités et tous les crimes qu’ils veulent, en toute impunité17 : il ne se passera rien, parce que l’Homme est libre. Mais ils en répondront au jour de leur jugement, car le jugement appartient à Dieu seul.

 

(1)-Le Christ répond à Pilate : « Tu n’aurais sur Moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut. » [C’est-à-dire : de Mon Père] (Jn 19/11).

(2)-Le Christ dit : « Rendez à César ce qui et à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mc 12/17). Et Il envoie Pierre pêcher un poisson dans la gueule duquel on trouve un statère, avec lequel Il paie le Didrachme, pour Lui et pour Pierre (Mt 17/24-27).

(3)- A la fin de l’Empire romain, on continuait tous les rituels païens, mais sans y croire vraiment : beaucoup de gens, surtout dans les classes cultivées, les regardaient comme de grosses farces, au cours desquelles il y avait force banquets et parfois des orgies. D’où la réaction des  philosophes  qui se sont efforcés, depuis longtemps, de conceptualiser la religiosité gréco-romain et de la présenter sous un jour plus élevé, plus intellectuel. Le néo-platonisme et la réaction païenne de Julien l’Apostat en sont une bonne illustration.

(4)-Le Christ dit : « Lorsque viendra le Paraclet que Je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité qui procède du Père… » (Jn 15/26). C’est clair et net. Le fait « d’envoyer » ne constitue pas une procession au sens ontologique du terme : il s’agit d’une économie, que l’on peut appeler aussi une procession économique. Le Père est la source unique du Fils et de l’Esprit : c’est Son caractère hypostatique. Si l’on dit que l’Esprit procède du Père et du Fils, alors il y a deux sources et l’hypostase du Père disparaît. Et s’il y a une dyade forte Père-Fils dans la Trinité, alors il n’y a plus d’égalité entre les trois personnes : l’Esprit est moindre que les deux autres.

(5)-C’est surtout Léon III, qui en 810, dans un concile romain, « protesta énergiquement contre l’insertion du Filioque » (G.Bornand : le Schisme de 1054,1963, p.183). Et il fit graver le texte du Symbole de Nicée-Constantinople, sans le Filioque, sur deux plaques d’argent (en latin et en grec), qu’il fit placer à l’entrée de la confession de Saint Pierre, « pour l’amour et la défense de la foi orthodoxe », selon le Liber pontificalis (Ed.Duchesne,II, p.26). Mais en 1014 les papes cèdent définitivement avec Benoît VIII : il est contraint par l’empereur germanique Henri II d’introduire le chant du Credo -avec le Filioque- dans la messe.

(6)-Probablement aussi pour se dédouaner vis-à-vis des papes de Rome, à qui il imposait un dogme nouveau : je vous impose le Filioque, mais j’impose votre rite à tout mon empire.

(7)-Rite des Gaules en Gaule proprement dite, rite mozarabe (ou wisigothique) dans la péninsule ibérique, rite ambrosien en Italie du Nord, rites celtiques dans les îles britanniques… L’ordo est le même, mais les formulaires sont différents. Le rite romain, limité à la ville de Rome et au centre de la péninsule italienne, était le plus local de tous les rites et surtout il avait une anomalie : il était le seul à ne pas posséder une véritable épiclèse (invocation au Père d’envoyer l’Esprit-Saint pour consacrer les Dons, après l’Institution, L’Anamnèse et l’Offrande). Le célèbre liturgiste Baumstark reprochera au canon romain sa « discontinuité », qui est frappante.

La décision de Charlemagne doit probablement beaucoup à l’intense activité missionnaire en Germanie de Saint Boniface de Mayence, romaniste convaincu, sous Charles Martel et Pépin le Bref. Il ne faut pas oublier que la capitale d e l’Empire était en Germanie (Aix-la-Chapelle).

(8)-Le titre de « Pontifex maximus » (souverain pontife) faisait partie de la titulature impériale ; il signifiait que l’empereur était, aussi, grand prêtre de la religion romaine païenne. Les empereurs y ont renoncé à partir de Gratien (en 375). Quant au titre de « pape », il était courant pour tous les évêques et n’était absolument pas réservé à celui de Rome (en latin « papa » veut dire grand-père, papy).

(9)- Les  Dictatus papae  sont un recueil canonique publié vers 1075, qui contient la synthèse des idées du pape Grégoire VII pour "réformer" l'Eglise et la gouverner. Ils affirment que le pape [de Rome] est le chef suprême de l'Eglise universelle (n°3) et qu’il juge tout le monde, mais ne peut être jugé par personne (n°19). En outre deux autres sont lourds de conséquence pour l’avenir : le n° 12 (le pape peut déposer les empereurs) et le n° 27 (le pape peut délier les sujets du serment de fidélité…).

(10)-Au premier concile du Vatican, en 1870.

(11)- Un exemple significatif parmi beaucoup d’autres : la théologie sacramentelle romaine ultérieure dira que c’est le simple fait de prononcer les paroles de l’Institution qui entraîne ipso facto la consécration des Dons, alors que pour l’Eglise orthodoxe, la forme ne suffit pas : il faut que l’esprit soit juste, et qu’il y ait une intervention du Saint-Esprit (dont l’envoi est demandé au Père, pendant l’épiclèse).

(12)-C’est ce qu’on appelle dans les livres d’histoire « la lutte entre le sacerdoce et l’Empire ». Mais la plupart des historiens, ignorants le contexte théologique, notamment orthodoxe, ne peuvent pas comprendre les raisons réelles de ce conflit.

(13)- Le quatrième concile œcuménique (Chalcédoine-451) a précisé que le Christ était une seule personne     - divine : le Fils de Dieu- en deux natures, divine et humaine, sans confusion ni séparation. Entre les deux   natures, il y a « communication des idiomes », c'est-à-dire des spécificités de chacune des deux natures.

(14)-Il ne faut pas oublier que pendant les deux grandes persécutions qu’avait connue l’Eglise, celle des empereurs romains du 1er au 3e siècles, puis celle des musulmans, à partir du 7e siècle, l’Etat était religieux,mais contre le Christ.

(15)-Parce que l’Allemagne espérait l’effondrement du front russe, ce qui se passera. Mais elle paiera cher cela dans la suite de l’histoire, en ayant à souffrir une terrible occupation communiste pendant près de 50 ans. Les peuples, comme les personnes, récoltent ce qu’ils sèment.

(16)-Il y a deux fondements historiques principaux de la France et de l’Europe : l’Empire romain (avec la culture gréco-romaine) et l’Eglise.

(17)-Hitler et Staline, qui sont probablement les deux plus grands criminels de l’histoire humaine, étaient baptisés et il est quasiment certain qu’ils avaient communié. La grâce ne peut agir qu’avec la volonté libre de l’Homme. C’est le cœur du dogme de Chalcédoine : la synergie entre Dieu et l’Homme.

 

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Père Noël TANAZACQ est le recteur de la paroisse Sainte Geneviève et Saint Martin (Paris).

Texte suivant la conférence que le père a donné à l'Université d’été de la Métropole Orthodoxe Roumaine d’Europe Occidentale et Méridionale : « Le témoignage et la mission de l’Eglise » (Sainte-Croix :25-29 août 2010)