P Razvan Ionescu, Théologie et science s'ouvrent au dialogue
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- Publication : lundi 25 août 2014 01:02
- Écrit par pr. Razvan Ionescu
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Les relations entre science et religion sont déterminées par leurs statuts gnoséologiques respectifs. D’une part la connaissance scientifique s’affirme comme rationnelle, universelle et objective, et, d’autre part, la connaissance d’ordre religieux est perçue comme étant émotionnelle, communautaire et subjective. L’autorité épistémologique appartient aux savoirs scientifiques (ils s’expriment par des énoncés considérés exacts et sûrs car universellement vérifiables, dont les plus généraux sont appelés lois, ce qui n’est pas le cas pour les énoncés des religions).
En partant des statuts spécifiques de la religion et de la science, de leurs particularités respectives en termes de centres d’intérêt, de méthodologie et de finalité, Ian G. Barbour propose quatre modèles pouvant définir leurs relations : conflit, indépendance, dialogue et intégration. Notre hypothèse de travail est que ce schéma peut être utilisé avec succès en tant qu’outil méthodologique pour une analyse des rapports entre la théologie orthodoxe et la science. Il faut pour cela préalablement expliciter les compétences de chacun des deux domaines de connaissance, théologique et scientifique.
L’originalité d'une démarche orthodoxe par rapport à celle de Barbour consiste à reconnaître à la théologie sa pleine dimension d’œuvre divino-humaine. Notre approche est ainsi théologique. À l’école des Saints Pères qui firent entendre au cours des siècles la voix de la Sainte Tradition de l’Église, nous identifions la spécificité de la démarche théologique par rapport à celle de la science: se démarquant à la fois des préoccupations métaphysiques ou « mystiques » détachées de la réalité concrète, des philosophies ou des sciences dépourvues de toute dimension verticale, ainsi que de certaines « théologies » dites naturelles n’offrant que des démonstrations intellectuelles de l’existence de Dieu, la théologie est dans son aspiration ultime, comme l’affirme clairement Vladimir Lossky, voie expérimentale d’union avec Dieu. Prenant forme de discours ou de réflexion nourris par la vie en Christ, elle n’est en réalité qu’une mise en pratique de l’enseignement issu de la vie terrestre, divino-humaine, du Fils de Dieu incarné. À la suite de l’Incarnation du Seigneur, la théologie est elle aussi « incarnée » dans la mesure où elle manifeste simultanément, d’une manière synergétique, cette double dimension et compétence, divine et humaine, sans séparation ni confusion.
Lorsqu’ils étudient les rapports de la culture théologique avec les autres cultures, y compris scientifiques ou techniques, les analystes contemporains se contentent souvent d’une approche culturelle strictement horizontale, et ignorent délibérément, pour des raisons plus ou moins connues, qui peuvent être académiques ou simplement intellectuelles, la véritable dimension de la théologie chrétienne, qui est verticale et horizontale simultanément. En ce qui nous concerne, nous devons quitter l’image que semblait vouloir nous imposer la lecture de Barbour, celle d’une rencontre sur le plan strictement horizontal des deux initiatives, scientifique et religieuse, dans laquelle les deux se définissent principalement au niveau des compétences humaines - propres aux manifestations du créé. Ceci, afin de pouvoir tenir pleinement compte, dans une approche tridimensionnelle, du croisement entre la « verticale » propre à l’action des énergies divines chez l’homme et l’ « horizontale » propre à ses énergies et compétences naturelles, qu’elles soient dirigées vers un quête d’ordre scientifique, philosophique ou théologique.
Il faut découvrir aujourd'hui combien les Saints Pères, surtout à partir de l’époque des Apologistes, ont su relever le défi de l’acceptation du dialogue avec les représentants de la culture scientifique et philosophique de leur temps, puis, une fois les compétences des deux démarches, théologique et scientifique-philosophique, affirmées et reconnues, montrer leur discernement. Ainsi, la méthodologie sélective des Pères cappadociens nous apparaît aujourd’hui comme normative, elle devrait se reproduire dans toutes les siècles : l’inculturation de l’Evangile, la purification de la culture, la dénonciation des idéologies rendant artificiels et falsifiant les rapports entre théologie et science, la transfiguration du monde (y compris celui des scientifiques), voici autant d’aspects qui témoignent du caractère exceptionnel de leur réflexion.
Le développement de cette culture du dialogue a traversé les siècles jusqu’à nos jours, et fortifie encore la conscience ecclésiale, nous invitant aujourd’hui à tirer nos propres conclusions en continuité avec le travail de réflexion théologique des Pères, sur les sujets d’actualité qui préoccupent l’Eglise. Selon nous, la méthode de dialogue patristique dépasse largement la notion d’une articulation de différents savoirs, elle est une ouverture manifeste devant les mystères de la vie et de l’existence du cosmos, offerts à la lecture humaine par les agissements conjugués de la grâce et des dons naturels de connaissance.
Il nous semble donc possible d’affirmer, à l’intérieur de la recherche théologique, la possibilité d’une coopération, d’une synergie entre charisme et science, entre culture sacramentelle et liturgique ecclésiale et culture scientifique et technique, entre inspiration par la grâce divine incréée et épanouissement de l’intelligence humaine créée, avec toutes ses productions, dans un va-et-vient vertical permanent. Cela signifie pouvoir se situer avec courage au centre de l’intersection cruciforme de ces deux dimensions de la connaissance, orientées vers Dieu et le monde. Ce qui profile des rapports de dialogue, de coopération, voire même, dans un certain sens, d’intégration entre les deux, dans la mesure où la science concourt par ses moyens spécifiques à l’édification du discours théologique.
Il nous semble également possible d’affirmer, à l’intérieur cette fois-ci de préoccupations de recherche scientifique, et dans le contexte tout nouveau d’une science beaucoup plus consciente de ses limites structurelles que celle de Temps Modernes, la possibilité d’un dialogue entre la science et la théologie orthodoxe qui tienne compte de la richesse et du mystère de la vie sacramentelle permettant de produire un discours théologique inspiré, prophétique, si nécessaire à l’homme en quête de sens d’aujourd’hui. Ceci, sans pouvoir prétendre aucunement à des convergences obligatoires entre les conclusions actuelles des diverses disciplines scientifiques, et les perspectives théologiques issues de la vie ecclésiale.
Ainsi, les temps que nous vivons nous paraissent revêtir une importance historique pour ce qui concerne les relations entre théologie orthodoxe et science : d’une part, le renouveau d’intérêt pour la théologie patristique a mis en valeur l’attitude des Pères de l’Eglise par rapport aux connaissances profanes, et au delà de quelques actualisations nécessaires, celle-ci garde toute sa valeur ; elle est de plus en plus connue, et nourrit les orientations actuelles ; d’autre part, le changement de paradigme en train de se produire dans certaines disciplines scientifiques scelle le dépassement du scientisme et du positivisme qui empoisonnaient de leur idéologie les relations science-religion à l’époque des Temps Modernes.
La science moderne déclinait en effet toute compétence et intérêt d’ordre métaphysique, et, fière de ses conquêtes, prenait en dérision la religion. La prise de conscience actuelle des limites épistémologiques à l’intérieur même de la démarche scientifique configure une science beaucoup plus humble et prête à accepter que le réel lointain, profond, étrange lui échappe. D’où l’apparition, que l’on peut qualifier de révolutionnaire par rapport aux Temps Modernes, de certaines affirmations nous rappelant l’apophatisme propre aux considérations théologiques, au sein même de la communauté scientifique. La voie du dialogue nous semble ainsi favorisée.