Science et Religion

Une approche orthodoxe du dialogue théologie-science


Le département « Théologie et science » de la Métropole Orthodoxe Roumaine d’Europe Occidentale et Méridionale propose un travail de réflexion et de recherche concernant les rapports possibles entre les démarches de connaissance scientifique et théologique. Le but d’une telle entreprise, c’est de pouvoir offrir aux chrétiens d’aujourd’hui les repères nécessaires pour mieux vivre leur foi dans ce contexte culturel tant marqué par les divers savoirs scientifiques. Nous présentons en ce qui suit quelques lignes directrices de notre démarche …

 

L’analyse des rapports entre théologie et science à travers une herméneutique spécifiquement orthodoxe relève d’une démarche que nous ne pouvons aucunement circonscrire à nos compétences naturelles. Ainsi, l’appréciation des possibilités de rencontre théologie-science demande non seulement une attitude d’honnêteté intellectuelle, ou l’exercice d’une compétence de cet ordre que le milieu académique contemporain est prêt à développer en nous, mais aussi l’efficacité spirituelle engendrée par l’expérience d’ordre théologique en tant que résultat de la vie ecclésiale. Sans une prise en compte des manifestations concrètes de la vie en continuité directe, selon l’Esprit, avec les témoignages de vie des Saints Pères de l’Eglise, notre évaluation des rapports possibles entre théologie et science risque de prendre la forme réductionniste d’une analyse sur le plan strict du créé, dépourvue par conséquent de l’apport irremplaçable de la grâce de Dieu.

C’est l’ancrage profond dans la Tradition de l’Eglise qui rend possible, à sa surface, le surgissement de modes de penser et d’expériences tels que ceux des Saints Pères, qui ont offert autrefois, de part leur excellent témoignage, une vision ecclésiale juste sur les rapports possibles entre théologie et sciences, vision issue fondamentalement d’une démarche de compréhension d’ordre théologique. Pour cela, il nous faut acquérir cette honnêteté à la fois spirituelle et intellectuelle qui ne sacrifie point, par une tendance gnostique si répandue chez certains penseurs contemporains, les rapports possibles entre théologie et science sur l’autel de la confusion idéologique des compétences entre les deux démarches de connaissance.

Comment évaluer ces rapports ? On peut constater que la problématique des rapports entre théologie et science soulève d’abord un problème d’ordre herméneutique : dans quelle perspective voulons-nous faire la lecture de leurs relations ? Ainsi, nous demandions-nous dès le premier chapitre de notre travail, ce sujet peut-t-il constituer un vrai thème de réflexion théologique ? Cette question est rendue encore plus pertinente aujourd’hui par l’intensification des préoccupations à ce sujet, formulées à partir de positions le plus souvent étrangères à la vie ecclésiale. Ce phénomène s’explique par le fait que ceux qui font ces propositions ont le plus souvent une formation scientifique, qu’ils prolongent par une réflexion d’ordre métaphysique ou philosophique, avec des ouvertures potentielles vers la théologie, mais ne sont pas nécessairement des pratiquants au sens religieux du terme. La rigueur intellectuelle de certaines de ces démarches, incontestable du point de vue de leur ancrage dans la méthodologie de type scientifique, ne constitue pourtant pas une garantie de leur efficacité sur le plan spirituel, qu’elles ignorent souvent. Ainsi, on ne peut y voir que de simples radiographies intellectuelles ou culturelles de réalités qui par leur essence, sont impossibles à appréhender grâce au seul pouvoir d’investigation donné par les compétences humaines.

C’est la raison pour laquelle, dans le contexte actuel des questionnements sur les types de rapports envisageables entre théologie et science, la contribution des orthodoxes ne nous paraît pas seulement possible, mais nécessaire, voire urgente, afin d’en proposer une lecture en continuité d’esprit avec la pensée issue de la Tradition vivante et vivifiante de l’Eglise, dont l’Orthodoxie témoigne depuis toujours. Cet esprit, manifeste dans la théologie patristique, trouve une expression renouvelée aujourd’hui dans le mouvement néo-patristique. Ainsi, les rapports entre théologie et science exigent, au moins dans une perspective orthodoxe, une herméneutique d’ordre théologique qui ne soit pas autonome par rapport à l’inspiration de l’Esprit Saint agissant dans la vie ecclésiale et dont les Pères de l’Eglise sont les remarquables témoins. Une telle démarche se démarque de beaucoup de propositions contemporaines, formulées à partir de positions le plus souvent étrangères à cette sensibilité spirituelle propre à la théologie orthodoxe.

Ainsi, parler d’une herméneutique ayant comme vocation de distinguer et d’évaluer dans une perspective spirituelle tout ce qui concerne l’intersection, en l’homme, entre l’action de l’Esprit Saint, et ce qu’il peut cultiver par lui-même, évaluer donc les rapports entre les savoirs scientifiques et leurs cultures afférentes relevant des compétences naturelles de l’homme, et la connaissance théologique, résultat de l’action de la grâce de Dieu chez l’homme[1], nous apparaît non pas comme une possibilité parmi d’autres, mais la voie à privilégier car la seule manifestement orthodoxe.

Il nous faut l’« herméneutique de l’Esprit » dont témoigne le professeur de théologie biblique Constantin Coman, nourrie de l’expérience spirituelle ecclésiale et résultant de la vision offerte à l’exégète par la présence et le travail de l’Esprit Saint[2] en lui, vision grâce à laquelle il peut saisir les conséquences spirituelles de l’interaction des différents types de connaissance chez l’homme. D’où l’intérêt majeur que nous portons aux textes théologiques qui nous délivrent une vision spirituelle concernant les rapports entre théologie et science, et qui sont malheureusement peu nombreux au regard de la multitude d’analyses d’ordre méthodologique et intellectuel de ces mêmes rapports, qui dérivent d’approches herméneutiques ne prennant que peu ou pas du tout en considération l’expérience ecclésiale.

Du point de vue orthodoxe, il est clair que la rencontre entre la théologie comme expression de l’incréé au cœur du créé, et les sciences comme démarches d’investigation du créé à l’intérieur du créé, ne peut être analysée en faisant appel exclusivement à des moyens spécifiques au créé. Une telle radiographie serait limitée par sa nature-même. Interpréter les rapports entre la théologie et les sciences dans une clé de lecture strictement intellectuelle c’est s’intéresser plutôt aux effets de la théologie au niveau intellectuel, dans leur rencontre avec ce qui résulte sur le même plan, donc au niveau épistémologique, de la démarche des sciences. « L’objectivité » de type scientifique ignore ce qui relève fondamentalement du subjectif. Nous faisons référence ici au miracle de la rencontre de la théologie avec les sciences au niveau du vécu personnel, à travers ce que la grâce de Dieu peut inspirer à l’être humain lorsqu’elle rencontre en lui les compétences scientifiques mises en œuvre en vue de la connaissance du monde.

Où peut-on rencontrer une relation entre théologie et science ? Certains d’entre nous peuvent avoir la tentation de penser que cette question ne concerne en premier lieu que les personnes ayant fait des études, scientifiques ou théologiques. Ils ne se rendent pas compte qu’elle imprègne pourtant toute notre vie, que nous soyons instruits ou pas en théologie et en sciences. Par exemple, dès qu’un scientifique reçoit au fond de son cœur la grâce divine, l’inspirant, par le repentir, à repenser son travail dans une perspective spirituelle, le tâtonnement relationnel intérieur entre théologie et science commence. De même, si certaines connaissances scientifiques interpellent la conscience de l’homme de foi qui vit, même d’une manière très simple, la vie de l’Eglise, il va chercher intimement le conseil et l’inspiration d’En-haut afin de pouvoir aborder ces connaissances avec discernement, et ainsi le dialogue commence dans son cœur. Il nous semble donc que celui-ci surgit d’abord à l’intérieur de l’homme, pour sortir plus tard dans l’espace social.

Cette rencontre entre la théologie et la science se produit par une double expérience, d’une part celle de l’incréé manifesté dans l’homme par la grâce divine, et d’autre part celle du créé qui se porte à notre connaissance par le geste, et avec l’acribie de la démarche de type scientifique. Au-delà de quelques aspects plus ou moins objectivables, les deux types d’expérience restent pourtant confinés à la subjectivité humaine. La recherche scientifique entreprise au niveau personnel objective seulement de manière partielle, et généralement par des résultats qui satisfont les exigences de la logique formelle, tout ce qui relève du « laboratoire » intérieur où l’effort et l’inspiration contribuent à obtenir les résultats finaux. Pour ce qui est de la théologie, l’archimandrite Sophrony d’Essex témoigne qu’il n’y a pas de théologie qui puisse sortir du contexte personnel, donc subjectif.

Le dialogue de la théologie avec la science peut-il constituer une nouvelle science ? Il existe une tendance aujourd’hui à assumer le dialogue entre la théologie et la science au niveau strictement académique, en essayant de construire à partir de cette démarche une nouvelle discipline (scientifique), dénommée le plus souvent « science et religion ».[3] On assiste dans ce contexte à l’émergence d’un nouveau type de « savant », capable de manipuler habilement concepts et idées scientifiques et théologiques, et de les intégrer dans un édifice imposant, sans pour autant avoir acquis une double compétence véritable, théologique et scientifique. Quand nous disons : compétence théologique, nous ne parlons pas de l’acquisition intellectuelle et conceptuelle d’un savoir d’ordre religieux, certainement possédé par notre chercheur, mais du produit de l’expérience de la grâce divine surgissant dans la vie ecclésiale, et par rapport à laquelle la manipulation docte de concepts religieux reste vide de puissance transformatrice sur le plan existentiel.

Les outils de la pensée analytique ne sont pas opérants, en tant que discipline exclusivement humaine, pour l’étude des modalités de rencontre entre théologie et science. La théologie n’est pas affaire de perfectionnement intellectuel. C’est pour cela que les rapports véritables « théologie-science » concernent, dans une perspective patristique, le croisement de la verticale de l’incréé et de l’horizontale du créé. Or, l’émergence d’un nouveau type de professionnel académique dans le domaine « science et religion » risque malheureusement de n’être qu’un masque de l’orgueil humain se glorifiant d’avoir inventé un système docte et savant de plus, dans lequel il se complait jusqu’à en devenir l’esclave et le vénérer. C’est ainsi que « le professionnel » oublie la dimension de laboratoire de sa propre quête, tout comme la dimension de mystère de l’homme se présentant aux pieds du Seigneur, le véritable auteur de la théologie.

Le dialogue entre la théologie et la science demande de l’humilité aux deux parties en présence : au scientifique, qui prend de plus en plus conscience de la limite de ses connaissances au fur et à mesure qu’elles avancent, et au croyant qui, en vieillissant, se rend compte que sa vie est gouvernée par l’impuissance, et non par la sainteté tellement désirée. Ainsi, l’archimandrite Sophrony précise que l’Eglise est riche non pas en raison de son érudition scientifique, mais par la possession réelle des dons de la grâce. L’Eglise vit, respire par le Saint-Esprit [4]. Ne nous arrive-t-il pas, chaque fois que nous réfléchissons au dialogue théologie-science, d’interroger la manière dont ces dons peuvent nous inspirer ? Et alors, peut-on encore considérer le dialogue science-religion comme une simple discipline scientifique ?

Le dialogue de la théologie avec la science peut-il constituer une nouvelle réalité, qui n’est ni théologie, ni science ? Dans l’Introduction à Science et théologie – les figures d’un dialogue, Dominique Lambert affirme que son ouvrage « n’est pas un livre de théologie, il n’est pas non plus un livre de science. Il doit plutôt être envisagé comme une entreprise visant à clarifier philosophiquement la pertinence des modèles rationnels du dialogue science-théologie »[5]. Il confesse que ce type de démarche l’oblige à « employer tour à tour des concepts de métaphysique, de philosophie de la nature, d’éthique et d’épistémologie »[6]. Lambert se propose d’étudier les différentes modalités de manifestation du dialogue science-théologie, et de sélectionner celle qui satisfait le mieux aux contraintes des deux disciplines. Il arrive à la conclusion de la nécessité d’une « articulation philosophique unissant, sans les confondre, les deux domaines » et ajoute que cette logique de l’articulation ne présente pas seulement « une importance méthodologique, mais elle peut aussi recevoir une profonde signification théologique »[7].

Une lecture attentive de certains textes de référence, comme la Lettre à Christine de Lorraine de Galilée, les Homélies sur l'Héxaëméron de Saint Basile le Grand, Genesis, Creation and Early Man du hiéromoine Séraphin Rose, tout comme des passages entiers de l’ouvrage Saint Silouane l’Athonite de l’archimandrite Sophrony Sakharov, nous montre que les approches peuvent être nuancées. Galilée ne fait pas de théologie, mais propose une clé herméneutique d’approche des relations science-théologie, dans le contexte de ses découvertes scientifiques, saint Basile de Césarée dresse un parallèle entre deux discours qu’il compare dans le cadre d’une démarche de théologie, Séraphin Rose analyse les conclusions de la science en les rapportant à d’autres conclusions scientifiques ou bien à la vision cosmo-anthropologique des Pères de l’Eglise, tandis que l’archimandrite Sophrony opère des distinctions sur le plan de la connaissance entre les démarches intellectuelle et existentielle, propres respectivement à la science et à la théologie.

On peut constater une bipolarisation des approches vers deux positions fondamentales, en fonction de l’identité qu’assume l’auteur. Pour le scientifique, il est plus facile de concevoir le dialogue comme une démarche prolongeant la science vers la théologie, sans forcément prétendre que sa démarche relève de la théologie (celle-ci peut rester dans l’espace de réflexion propre à la philosophie des sciences ou à la métaphysique, comme chez Galilée), tandis que pour l’homme d’Eglise il est plus facile d’envisager le dialogue comme une démarche de théologie (voir Saint Basile, Séraphin Rose ou l’archimandrite Sophrony).

C’est ainsi qu’il nous semble opportun de confronter la proposition herméneutique selon laquelle le dialogue de la théologie avec la science donnerait naissance à une nouvelle identité d’ordre philosophique (qui n’est ni théologie, ni science) avec l’expérience des Pères de l’Eglise, pour qui celui-ci n’a jamais été neutre du point de vue théologique. Dans leurs propositions, ils n’ont jamais cessé de faire de la théologie, conscients du fait que lorsqu’il n’y a plus de théologie, le dialogue sort de l’Eglise, espace sanctifiant de la bénédiction du Christ. Les Saints Pères ont accueilli ce dialogue au sein de l’Eglise, l’ont nourri de leur pensée, l’ont fait grandir avec la bénédiction divine et l’ont considéré dans le sens d’un « interprétariat », une conversation par interprète dans un « dialogue à trois » dont le troisième est Dieu Lui-même que nous invitons comme médiateur.

Du point de vue de la vie ecclésiale, ce dialogue prend sens seulement s’il se constitue en une recherche de réponses au besoin de salut de l’homme, prenant ainsi un caractère théologique. Cette attitude valide l’intuition finale de Dominique Lambert sur la possible « signification théologique profonde » du dialogue, que nous avons mentionnée plus haut.

Le dialogue entre théologie et science en tant que démarche de théologie. Les Saints Pères de l’Eglise se sont penchés sur le questionnement des rapports théologie-sciences, de l’intérieur de la vie de l’Eglise. Il s’agit, chez eux, d’une démarche profonde de théologie, dans lequel on ne peut déceler aucune tendance de « hobby » ou d’activité extra-ecclésiale. Il nous semble évident aujourd’hui qu’à toutes les questions formulées par les intervenants actuels du domaine « science et religion », le chrétien attend tout d’abord des réponses théologiques et non pas philosophiques ou scientifiques, car sa quête se situe surtout au niveau existentiel. De même, il nous semble que l’Orthodoxie cherche à exercer ce dialogue non pas seulement avec l’acribie du scientifique, qu’elle n’a pas de raisons de refuser tant que celle-ci ne lui fait pas négliger la finalité spirituelle de ce dialogue, mais aussi avec l’acribie du théologien qui rapporte tout à la grâce du Seigneur. Ainsi, le dialogue de l’Orthodoxie avec la science exige l’orthodoxie du dialogue, parce que ce dernier est une démarche d’ordre théologique. Le chrétien qui s’y investit se rapporte toujours à sa conscience : ce dialogue, m’aide-t-il à approcher Dieu ? Suis-je en train de bâtir une contribution à la pensée dans l’Eglise du Christ, ou bien d’ériger l’édifice de ma propre gloire intellectuelle, pour qu’elle puisse jouir de la reconnaissance du monde ? Est-ce l’esprit du monde, ou bien l’esprit du Christ que je porte en moi ?

A la différence des savoirs développés par nos propres forces intellectuelles, la connaissance offerte par Dieu est toujours vécue comme une grâce, explique l’archimandrite Sophrony. Le dialogue théologie-science, ne se soumet-il pas aux mêmes exigences ? La réussite d’un tel dialogue, n’est-elle pas au fond toujours un don d’En-haut ? Qu’est-ce qui, du dialogue de la théologie avec la science, perdurera dans l’Eglise à travers les siècles? Dans l’espace de l’Eglise, rien ne peut être imposé sur des critères humains, d’intelligence ou de pouvoir, ni même au nom du dialogue. Tôt ou tard, la conscience ecclésiale sélectionnera parmi les doctrines véhiculées au nom de ce dialogue, ce qui est compatible avec le Christ, et retiendra l’essentiel pour le besoin de salut de l’homme, ainsi que nous le fait comprendre l’archimandrite Sophrony. De là, la stérilité de certaines tentatives contemporaines pour propager telle ou telle doctrine en tant que voie privilégiée du dialogue. D’un point de vue théologique, l’exercice de la conscience ecclésiale est le seul filtre permettant un tri dans le « laboratoire » de pensée actuel.

Nous avons vu que l’archimandrite Sophrony insiste sur le fait que la véritable théologie n’est pas supposition, postulat, déduction, ni le résultat de recherches quelconques, mais le témoignage de la réalité à laquelle l’homme a eu accès par l’œuvre du Saint Esprit. C’est donc à cette théologie authentique qu’il nous faudra faire appel dans toute démarche de relation avec la science. Si certains renoncent à chercher la rencontre avec la véritable théologie, et lui préfèrent « le dialogue » avec ce qu’ils pensent être la théologie, il nous semble que le plus souvent cette partie de la recherche scientifique qui se déroule dans l’espace appelé improprement « théologie », échoue à rencontrer le Seigneur Lui-même. Nous avons vu que le professeur Georgios Mantzaridis distingue entre « la théologie empirique » ou « vécue » et « la théologie académique », et constate que si la première se penche sur l’expérience de l’incréé, découvert dans la vie ecclésiastique, la seconde emploie la méthode scientifique et ne réussit pas - non par mauvaise volonté, mais comme effet de la méthode utilisée - à rendre compte de l’expérience de l’incréé, puisque ce dernier ne représente pas un objet de connaissance valide et reconnu par les sciences. La théologie empirique n’est pas antiscientifique, précise Mantzaridis, elle est seulement consciente que l’objet de sa connaissance demande une autre approche.

A nous, qui connaissons l’ampleur prise par son « affaire », il peut sembler paradoxal que pour Galilée le conflit entre théologie et science n’existait pas. Notre modernité, qui a réussi à évacuer la théologie de la sphère publique vers la sphère privée, et à y substituer la science, ne peut qu’être surprise par le fait qu’un de ses précurseurs, Galilée, incarnation historique du conflit entre la religion et la science, était convaincu de la non-contradiction fondamentale entre les deux, puisque, disait-il, le Livre de la Nature et le Livre Saint (la Bible) sont écrits par le même auteur. Le conflit a pourtant existé, et il a été aigu.

Le problème est de nature herméneutique. Il marque le début des propositions, inspirées par l’espace des sciences, de gouverner les rapports entre la science et la théologie en postulant la raison humaine comme grille de lecture commune pour les deux démarches. De sorte que si la lecture de la Bible mène à une contradiction avec les résultats de la recherche scientifique, il faut accorder la priorité aux conclusions de la science, comme le pensait Galilée. La contradiction surgit lorsqu’on renonce à lire le Livre de la Nature et le Livre Saint dans un esprit théo-logique, c’est-à-dire en les considérant tous deux inspirés par leur Auteur. S’en tenir à la lecture logique du monde, le plus souvent autonome par rapport à Dieu, va nourrir toujours davantage la contradiction, voire le conflit entre cette démarche logique analytique et la démarche théo-logique, selon la parole de saint Paul qui constate que « l’homme psychique n’accueille pas ce qui est de l’Esprit Saint : c’est folie pour lui et il ne peut le reconnaître, car c’est spirituellement qu’on en juge » (I Cor 2, 14).

Les rapports entre théologie et science selon une approche méthodologique spécifiquement orthodoxe. En partant de la proposition faite par le professeur Ian G. Barbour, qui analyse les rapports entre science et religion en termes de conflit, indépendance, dialogue et intégration, nous avons essayé à notre tour d’élucider dans quelle mesure cette typologie est applicable aux rapports entre théologie et science tels qu’ils ont été conçus au cours du temps dans la vie ecclésiale. La typologie des rapports entre théologie et science proposée par Dominique Lambert, qui distingue concordisme, discordisme et articulation, ainsi que celle de de Jean-Michel Maldamé qui nous parle d’indifférence ou ignorance mutuelle, de hiérarchisation et de dialogue[8] vont nous aider à tirer nos conclusions.

Un premier constat est que la réflexion patristique nous permet de découvrir aujourd’hui une véritable méthodologie, développée par les Saints Pères au regard de cette problématique. Ainsi, face à la typologie des rapports entre théologie et science proposée par les différents intervenants du monde actuel, l’œuvre patristique fournit des repères essentiels pour ce qui concerne une attitude orthodoxe à l’égard de la science. Elle nous permet de faire aujourd’hui l’exercice théologique de notre choix en actualisant la pensée patristique par rapport aux défis actuels.

Les préoccupations actuelles des milieux scientifiques et théologiques nous permettent d’identifier la présence de toutes les formes de rapports évoqués par la typologie de Ian G. Barbour, c’est-à-dire le conflit, l’indifférence, l’intégration ou le dialogue. Selon une approche spécifiquement orthodoxe, cette typologie nécessite des précisions pour l’analyse d’un point de vue ecclésial de la situation actuelle.

Ainsi, les démarches logique et théo-logique de l’homme étant différentes, parler de contraste ou de conflit entre théologie et science sera toujours possible. Ceux-cis se manifestent soit par l’incompréhension de l’homme de foi devant certains savoirs techniques et scientifiques, soit par l’incompréhension manifestée par l’« homme psychique » dont parle le saint apôtre Paul, devant ce que l’Esprit Saint découvre chez l’homme en tant que théologie. L’exercice des dons naturels ne donne aucunement accès à une compréhension spirituelle, nous assure saint Paul. D’où une source d’inévitables contrastes et conflits entre des visions du monde tributaires de capacités spirituelles différentes.

En ce qui concerne l’indifférence, elle est aussi toujours possible, soit de la part du fidèle chrétien, car le savoir scientifique n’est aucunement une condition pour l’acquisition du salut, la réponse palamite à Barlaam étant très claire à ce sujet, soit de la part des scientifiques qui se désintéressent de la vie spirituelle.

Pour ce qui est de la tendance à intégrer les domaines spirituels et scientifiques, elle ne peut jamais se faire qu’au prix d’une perte des compétences spécifiques, nous enseignent les Pères. Pourtant certains pensent possible de la proposer, ils veulent évoquer par là le concours des connaissances naturelles à l’édification d’affirmations théologiques.

Enfin, le dialogue apparaît comme la voie privilégiée par les Saint Pères. Toutefois, nous avons vu que son approche théologique est différente de l’approche séculière. En ce qui concerne ses formes d’expression, à l’exception de la période apologétique de l’Eglise prolongée par celle de l’école d’Alexandrie et des Pères cappadociens, pendant lesquelles régnaient une quête de dialogue intense avec le monde, la démarche dialogale des Saints Pères a été plutôt, d’après nous, une affirmation de compétence de la théologie en tant que voie de connaissance spécifique, dans le contexte plus général de tous les savoirs.

Une attitude de « hiérarchisation », dont parle Jean-Michel Maldamé, et  qui « consiste à ordonner les savoirs pour les articuler entre eux » a existé et a été dénoncée. Elle constituait à son avis la position dominante en temps de chrétienté. Selon lui, la théologie en tant que savoir sur Dieu se devait d’être souveraine, puisqu’elle parlait dans la lumière d’une révélation qui l’emportait sur tout autre savoir. Cette attitude a conduit d’ailleurs au concordisme biblique, affirme-t-il.[9]

Les Saints Pères ne se sont jamais préoccupés de faire des hiérarchies, nous semble-t-il. Ils ont évalué les rapports entre théologie et autres savoirs. Ils ont employé tout ce qui pouvait servir à l’édifice de leur théologie, y compris donc les savoirs profanes. L’interprétation comme hiérarchisation de l’image de la reine entourée de ses servantes, offerte par Clément d’Alexandrie évoquant la théologie et les autres sciences, ne nous paraît pas normative. Les Pères ont parlé de ces rapports à l’intérieur de la démarche théologique, pour témoigner de la participation des éléments de différents savoirs, selon leurs compétences propres, à l’édifice divino-humain de la théologie.

Il y a une façon propre à la théologie de comprendre le dialogue. Peut-on donc parler de dialogue sous la forme d’une articulation médiée par la philosophie, comme nous y invite Dominique Lambert ? Peut-on parler de dialogue en reconnaissant que les discours scientifique et théologie « ne sont pas figés, mais qu’ils se modifient en corrélation réciproque », comme nous invite Jean-Michel Maldamé ? Ce dernier est d’avis, pour qu’une telle démarche soit fructueuse, que des médiations doivent s’instaurer, plus précisément celle d’une philosophie de la nature, riche des concepts spécifiques par lesquels le philosophe accueille les données des sciences de la nature. [10]

A notre avis, la double méthodologie patristique invite à faire travailler ensemble charisme et science, c’est-à-dire inspiration « théorique » et réflexion intellectuelle. Mettre en valeur certaines convergences ou divergences par rapports aux discours des philosophies et sciences est ainsi possible pour notre théologie. En ce qui concerne la médiation, nous pensons que, selon une vision orthodoxe, elle ne peut pas être nécessairement, et moins encore exclusivement, philosophique. Les Pères ont dialogué en faisant de la grâce de Dieu l’instrument d’inspiration qui leur permettait de faire se rencontrer les différents éléments issus des savoirs théologique et scientifiques, sous la forme de paraboles, images, comparaisons ou métaphores. Le dialogue patristique nous semble plus qu’une articulation de différents savoirs, il est une ouverture manifeste devant le mystère de la vie et du cosmos offerts à la lecture humaine par les agissements conjugués de la grâce et des dons naturels de connaissance. Une merveilleuse invitation pour le chrétien d’aujourd’hui …

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[1] Voir la « culture de l’Esprit » évoquée par le hieromoine Raphaël Noica.

[2] Constantin Coman, Erminia Duhului (L’hérmeneutique de l’Esprit), éd. Bizantină, Bucarest, 2002, p. 127.

[3] Certaines universités, surtout aux Etats Unis, l’ont inscrite depuis quelques années dans leurs cursus.

[4] Archimandrite Sophrony, Cuviosul Siluan Athonitul (Le starets Silouane), éd. Reîntregirea, Alba Iulia, 2009, p. 208.

[5] Dominique Lambert, Science et théologie – les figures d’un dialogue, éd. Lessius, Bruxelles, 1999, p. 11.

[6] Ibidem, p. 11.

[7] Ibidem, pp. 11-12.

[8] Jean-Michel Maldamé, Science et foi en quête d’unité (Discours scientifiques et discours théologiques), éd. du Cerf, Paris, 2003, pp. 17-20.

[9] Ibidem, p. 18.

[10] Ibidem, p. 19.

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